Journal d'un s...b... de marchand de nuages

"... la voix de ma chère petite bien-aimée, qui disait : "Allez-vous bientôt manger votre soupe, s... b... de marchand de nuages ?"
Baudelaire



6 octobre 1990
Après-midi : aujourd'hui un ciel d'écailles argentées, immense robe de fée qui se déchire par endroits laissant apparaître le pur azur...
Soir : sagaïes de vermeil, navettes orangées empilées dans le ciel. Strates minces et noires sur l'horizon.
Aucun artiste, même de génie, fût-il ivre de liberté, ne peut se comparer un instant avec Dieu, comparer sa fantaisie avec la magnifique, la fabuleuse, la grandiose "folie" de Dieu !

7 octobre 16h 30
Voiles de gaze, étamine blanche, duvet dérivant dans le bleu du ciel.
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9 octobre
Coucher du soleil- Pendant quelques instants le ciel a été rose et vert, d'un rose et d'un vert de ruban, de confiseur. La mince trace rectiligne d'un avion à réaction, colorée elle-aussi en rose par le soleil, coupait le ciel en deux, obliquement, presque à la verticale de l'horizon. Puis les teintes roses ont disparu, remplacées par des beiges duveteux annonçant le crépuscule. Le globe était d'un azur profond s'adoucissant à l'ouest en un vert pâle de pistache envahi peu à peu par l'ombre.

10 octobre
Ce soir les mêmes délicieuses délicatesses bleu et rose dont le contraste s'évanouit peu à peu tandis que gagne une gloire saumon d'une magnifique intensité lumineuse. Cependant j'aperçois aux pieds des deux tours qui m'empêchent de voir complètement l'horizon le morceau funeste, la tragique bande couleur lie-de-vin qui dénonce superbement la mort du soleil.
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12 octobre
Je me suis laissé dire que c'est à la pollution industrielle que nous sommes redevables de ces tentures pourpres, ces fleuves de soufre, les zébrures, bariolages, accents, couleur de vin, de sang, de corail, qui embellissent le ciel. Je suis presque tenté de m'en réjouir!
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14 octobre
Aujourd'hui l'aire des géants, l'âme d'une gigantesque spirale qui a refoulé dans ses marges (un peu à la manière d'Alechinsky) des amas de nuages, en boules, en noeuds, en croix, en plis, oeuvre composée avec l'infini et la lumière de Dieu, et que je regarde, souffle coupé.

15 octobre
Contre-perspective, éclairage réverbéré, renversement d'échelle -le ciel, pavé de nuages, est-il plafond, plancher, un autre univers, est-il de notre univers, de quel ailleurs ?- vertige.
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18 octobre
Ici, en Ile-de-France, des cieux maritimes, océaniques, évoquant à la fois la sombre fourmilière hérissée de grues, de silos, port actif, et la démesure de l'océan : grands bancs de nuages noirs sur fond lumineux plus clair créant un effet de profondeur, hauteurs saumon, orangées. Ouragan. Dérive. "Les Aventures d'Arthur Gordon Pym".
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25 octobre
Il me faut dire ici, bien sûr, quelques mots du spectacle magnifique, idéal, baroque -à la manière de Tiepolo- qu'offre parfois, à des moments privilégiés, un ciel azuréen envahi de nuées prodigieuses, noires, grises, blanches, harmonieusement dessinées, modelées, amoncelées, qu'illumine une gloire de rayons réguliers émanant de l'Infini comme du Pancreator barbu, anthropomorphe, des tableaux d'Eglise. Salomon dans toute sa splendeur n'était pas mieux vêtu que les fleurs des champs, comme sont toujours inférieures nos oeuvres à celles de la Nature !

26 octobre
Pour y avoir moi-même longtemps vécu, je sais que ce qui modela l'âme de nos aïeux de la Grèce antique, ceux qui fondèrent notre culture, n'est pas tant, comme cela a été dit, la transparence, la pureté de l'atmosphère et d'un ciel toujours uni, que la Beauté, la beauté que verse alentour la lumière, la lumière sublime qui existe là-bas.
Les Grecs d'aujourd'hui, les modernes, qu'il s'agisse de Séfèris ou de l'humble pêcheur crétois (yassou Manoli !), portent dans leur coeur, leur personnalité, l'empreinte profonde, indélébile, que le spectacle de la beauté inlassable, permanente, imprime en eux dès leur naissance, dès qu'ils ouvrent les yeux. Ils sont comme les vrais riches, gais, généreux, et fiers, comme tous ceux qui ne redoutent rien, ni la maladie, ni la mort, car parmi le luxe de la beauté tout est supportable.
En Grèce tout est beau et simple, par les grâces conjuguées du climat et de la lumière, et c'est cette beauté, plus que tout, qui donne à l'âme humaine l'élan dont elle a besoin pour rayonner, pour donner à son tour.
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8 novembre
Porte de Paris 7h45, une voûte immense sur 360° : au nord les fumées bleuâtres de la ville dans le lointain (Monet); à l'est le ciel d'un bleu turquoise mais transparent, lumineux, dans lequel le sillage d'un avion à réaction a éclaté en nuages de miel illogiques, incohérents.
Peu à peu tout blanchit, devient opalescent, au-dessus d'une bande d'un rose malsain de reflets de hauts-fourneaux mélangés à l'aube, irisé de vapeurs métalliques, de paillettes de mica, couleur de la débauche, de la prostitution.
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novembre
Ciel vert et bleu encore obscur du matin : récompense.
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22 novembre 1990
Crépuscule du soir :
comme si un lait verdâtre avait coulé sur l'horizon, espèce de lueur spectrale dans laquelle se découpe, en ombre chinoise, la forme d'une usine empanachée d'une longue écharpe de fumée immobile, tandis que le reste du ciel est d'un noir d'encre, juteux et impénétrable...
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27 novembre 1990
Si l'aigue-marine avait un reflet plus doux, était d'un cristal plus tendre, avec sa pâleur, mais vibrante, intense, dans un écrin que lui ferait un nimbe rose surnaturel, elle serait ce beau ciel d'automne de fin d'après-midi.

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20 février 1991
Cette fois le soleil de dix-sept heures luit comme un foyer de forge, comme une médaille portée au rouge dans le gris sale d'un ciel de neige. C'est un spectacle qui fait penser aux icônes peintes à l'or véritable, à la confiance momentanée d'un avare qui aurait laissé ouvert derrière lui son coffre-fort.
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25 février
Lavis presque monochrome de gris, bleu et rose.
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12 avril
... du soleil les rouges éclatants, les pourpres, les carmins qui, comme des fers s'impriment en traces profondes dans la rétine et suscitent, par réaction, les verts complémentaires, magiques et abstraits, qui émanent de l'idéal, du ciel intérieur, intîme, véritable, dont nous cultivons tous la nostalgie.

Contempler le ciel et vivre hors du temps, dans l'éternité. Ces aigrettes de feu me parlent d'autres civilisations, d'autres moeurs, me parlent de grandeur perdue.
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mai
Masses énormes qui se déchirent, embrasées de lumière. Montagnes renversées, fondues, vaporisées. Rivages, flots d'or. Hordes de chevaux. Babylones en ruines.
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11 juin
Le ciel d'Ile-de-France n'a rien à envier à celui, par exemple, de la savane africaine, magnifique de paix et d'immensité, ou à celui qui s'obscurcit et tremble au-dessus du Grand Canyon.
J'ai vu ce soir des nuages de feu ciselés comme un plumage, un ciel qui était une invention de peintre absolu défiant le goût, la raison, avec la splendeur, l'harmonie d'une oeuvre parfaite, mais d'une oeuvre qui annule toutes celles de l'homme, nous renvoie à nos études, à nos arts, comme de piteux apprentis, une oeuvre dont la virtuosité n'a pas le moindre équivalent dans nos rêves les plus audacieux.

12 juin
J'imagine des civilisations qui seraient d'or, comme ces nuages, pénétrées de lumière, comme eux, gigantesques constructions en marche, grandioses, complexes, et impalpables. Créations de l'esprit seul, et qui ne pèsent pas.
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12 juillet
Quelquefois -avec l'aide malencontreuse des hommes- on voit là-haut de la mauvaise peinture, à la manière du peintre M. : deux colossaux sillages d'avions barrant le ciel en diagonale, quelques cirro-stratus antagonistes, les couleurs du couchant, et voilà un emportement qui se prend pour du lyrisme.
Mais, contrairement à la toile opaque des tableaux, cette fureur flotte sur un bleu transparent éclairé d'une lumière ineffable qui pardonne tout.
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15 juillet
J'ai cru longtemps que les ciels et les pays de rêve que j'avais connus au loin étaient perdus à jamais ici en France, parmi ces paysages et ces hommes de peu de valeur, les paysages trop civilisés et gris, les hommes sans dignité ni honneur...
J'ai appris à ignorer les hommes et à percevoir le monde comme un tout. Certains soirs le ciel aux vapeurs roses me rappelle celui de Kalimnos, Kos, Symi, comme je l'admirais jadis à bord, au large des côtes, dans le vent tiède et parfumé qui apportait des bribes de musique et des éclats de voix d'une terre invisible, non pas me rappelle, mais est le même.

J'aime tout autant la théâtralité que la retenue austère, les tentures, les draperies d'un ciel magistralement représenté que le dessin épuré d'une corne aigüe de nuages gris contrastant avec l'ivoire faiblement lumineux du fond du ciel.

Trop beau, trop parfait pour être vrai : le mince croissant de la lune entre les deux très hauts peupliers jumeaux, une étoile solitaire dans le ciel rose du crépuscule, et de mélancoliques, de languissants plumets gris s'échevelant dans l'éther.

16 juillet
L'immensité m'a toujours rassuré. Il en a été toujours ainsi. Je n'ai jamais été aussi heureux qu'un soir, en Turquie, seul sous le ciel, perdu, sans argent, sans repère, au milieu de l'immense plaine thrace. A tel point que je finis par me persuader qu'il s'agissait d'une pathologie.
A présent je sais que cet amour de l'infini correspond à ce que nous sommes, à ce que sont l'âme et l'esprit : sans limite !
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9 août
Hier soir a été une apothéose ! Toutes les exagérations que ma ferveur me porterait malgré moi à inventer étaient réalisées. Ciel au-delà de toute description, comme pour me montrer des pouvoirs qu'aucun langage ne peut exprimer.
Peut-être que vu d'un improbable ailleurs, d'une autre planète, par des extra-terrestres supérieurs, cela reste compréhensible, mais aucun humain ne peut le décrire.
Ce mutisme qui m'est imposé clôt ce journal.


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